L’île de Lesbos
Interview de Daniel Méné par Michèle Leloup

LESBOS, l’acupuncture au chevet des réfugiés

Le Docteur Daniel Mené est médecin-acupuncteur. Après des études médicales à Toulouse, il part en 1979 étudier l’acupuncture à Taïwan. Praticien à Barcelone d’où est originaire sa famille, il fonde avec d’autres médecins la branche espagnole d’Acupuncture Sans Frontières (ASF). Depuis un an, il est secrétaire général de cette ONG internationale. L’acupuncture étant reconnue par l’OMS pour son efficacité sur les douleurs, cette structure humanitaire forme des médecins travaillant pour des ONG locales. Pour sa part, la section espagnole s’investit en Inde à la formation des personnels soignants des hôpitaux de l’ONG Vicente Ferrer et auprès de ceux de l’ONG Karuna de Matthieu Ricard. Pour la première fois, Daniel Mené s’est rendu dans un camp de réfugiés sur l’île de Lesbos, une mission exploratoire destinée à soigner des hommes, des femmes et des enfants victimes de lourds traumatismes après leurs longs périples.

Entretien

Docteur Mené, pourquoi êtes-vous allé au chevet des réfugiés à Lesbos plutôt qu’ailleurs ?

Daniel Mené : Plusieurs raisons à cela. Tout d’abord, nous avons une expérience en la matière car depuis dix ans notre ONG offre avec succès des soins aux SDF et aux migrants à Barcelone. Nous connaissons bien leurs pathologies et leurs attentes et les limites de nos traitements. D’un point de vue personnel, je suis un fils de républicain espagnol ayant fui en France, il était donc logique pour moi, au regard de l’actualité récente, d’être particulièrement sensibilisé par ces déplacements de population fuyant la guerre et la misère. Ma famille a elle-même connu les camps d’internement. Depuis le début des grandes vagues migratoires, nous avons essayé d’intervenir, mais c’était très difficile. Nous sommes une petite structure et proposer le choix de l’acupuncture sur des patients aussi affaiblis et traumatisés faisait sourire et ne pouvait être considéré comme prioritaire par mes confrères des grandes ONG. Ils ne prenaient même pas la peine de répondre à nos mails. C’était à priori sans espoir.

 

Comment votre projet s’est-il concrétisé ?

D.M. Nous avons pu prendre contact avec le Docteur Spiro Ampelas, médecin franco-grec vivant à Lesbos qui a porté secours aux premiers migrants arrivés sur l’île. Par son intermédiaire, l’ONG Earth Medecine présente à Lesbos a manifesté un grand intérêt pour notre travail. Celle-ci est dirigée par l’énergique Fabiola Velazquez dont nous connaissions le nom grâce au livre de Jean Ziegler Lesbos la honte de l’Europe qui la cite longuement et fait état de la qualité de son travail accompli par son ONG auprès des migrants. Elle connaît bien l’efficacité des traitements d’acupuncture sur ces patients fragilisés et travaille régulièrement avec des acupuncteurs au sein de sa structure. Par conséquent, Philippe Annet, le président d’Acupuncture Sans FrontièresInternational (ASF-I) et moi-même avons décidé de faire un voyage exploratoire afin d’évaluer les possibilités d’une action à long terme sur l’île de Lesbos.

 

Autrement dit vous êtes parti sans avoir l’assurance que vous pourriez exercer ?

D. M. Comme vous l’avez compris, notre ONG s’occupe plus de formation à l’étranger que de soins à proprement parler. Dans ce cas précis, il nous fallait faire un changement d’orientation et voir comment nous pourrions travailler sur le terrain. Earth médecine nous a permis de travailler dans ce camp, lequel est fermé et surmonté de barbelés, surveillé 24h/24 par la police qui contrôle les entrées et les sorties. Une fois dans le camp, nous avons eu 15 jours pour prendre nos marques et entrer en contact direct avec les migrants, évaluer leurs besoins sanitaires.

 

L’idée était-elle d’enclencher un mouvement ?

D.M. Oui exactement. Enclencher un mouvement comme vous dites est très facile pour des acupuncteurs : nous utilisons essentiellement des aiguilles jetables facilement transportables en grande quantité dans une valise. Nous sommes loin des infrastructures lourdes que peuvent nécessiter d’autres branches de la médecine. Nous pouvons les transporter facilement au pied du patient aussi éloigné soit il.

 

L’acupuncture peut-elle être une médecine d’urgence ?

D.M. Séparons bien les domaines de la médecine allopathique de ceux de la médecine chinoise. La médecine allopathique traitera des pathologies que l’on peut qualifier de lourdes que l’ on rencontre chez ces migrants ; diabètes, hypertension, dénutritions, indications chirurgicales, etc. On l’a oublié, mais après la Grande Guerre 14-18 des acupuncteurs ont travaillé à l’hôpital des Invalides où ils traitaient tous types de douleur, en particulier celle violente du membre fantôme chez les amputés qui ressentent douloureusement leur membre absent. L’acupuncture était alors reconnue pour sa grande efficacité. Le but de notre mission était donc d’écouter les demandes de ces migrants et de voir s’il était possible d’utiliser l’acupuncture dans des pathologies où elle a déjà fait ses preuves et qui sont souvent délaissées en raison de l’urgence prise en charge par d’ autres ONG conventionnelles.

 

Que peut apporter l’acupuncture ?

D.M. L’acupuncture est une médecine pour laquelle le corps et les émotions sont en profonde communication. Le but des traitements est d’harmoniser ces deux facettes de l’homme. Chez ces réfugiés nous avons constaté combien la douleur physique et les tensions émotionnelles étaient en relation, beaucoup souffrent de syndrome post traumatique. Nos échanges via le traducteur leur permettaient de pouvoir exprimer douleurs et émotions si longtemps retenues. Une fois la confiance installée, l’on pouvait envisager de faire un traitement. Très vite, ils ressentaient le profond effet sédatif des aiguilles. Nous les avons traités tous les jours et avons pu observer chez un bon nombre l’amélioration très nette de leur état. Les douleurs physiques s’atténuent, le sommeil s’améliore. D’autres, soit parce que trop profondément atteints, soit que notre séjour a été trop bref, n’ont pas pu ressentir l’effet escompté. Cette présence quotidienne était pour nous aussi un moyen de leur permettre de mieux nous connaître et à travers nous, le pays et la culture où ils arrivent. Nous étions un des rares contacts avec l’extérieur et apportions soulagement et écoute, par conséquent, nos visites étaient importantes pour eux.

 

De quoi les migrants souffrent-ils ?

D.M. Pendant 15 jours, nous avons arpenté le camp et vu les patients dont s’occupe l’ONG locale Earth Médecine. La première chose qui nous a frappés lors du récit de leur fuite, c’ est l’ extrême courage et détermination qu’ il leur a fallu pour arriver jusqu’à Lesbos après des années d’errance. Des années pour venir du fin fond des montagnes d’Afghanistan, de Somalie, d’Éthiopie, de Syrie. J’ ai gravé dans ma tête l’image de cette très vieille afghane de l’ethnie pachtoun, hémiplégique et examinée en consultation, et qui avait été amenée par ses deux petites filles de 20 ans. Comment fait-on une route de trois ans avec une femme grabataire pour arriver dans cette île ? Comment trouve-t-on la force ? Seul le fait de vivre l’enfer là-bas pouvait expliquer ce périple et les pousser aussi fort, aussi loin. Cet enfer de la guerre que leurs yeux nous montraient finissait pour nous ébranler. Si difficile pour nous à imaginer réellement … Nous avons été aussi frappés par la fréquence et l’intensité de douleurs physiques chez des hommes jeunes ; séquelles de blessures de guerre, de tortures, parfois de mutilations dont leur corps porte toujours la trace. Là aussi, sous nos yeux, la brutalité sans nom de la guerre et dans leurs regards une grande détresse, car enfin arrivés en Europe les voilà contraints à une très longue attente du résultat de leur demande d’asile.

 

Comment cette attente se traduit-elle ?

D.M. Cette attente et cette incertitude sur le temps long se traduisent par de très fortes crises d’angoisse, de grandes insomnies et parfois de violentes crises de désespoir. Notre jeune traducteur afghan retenu depuis deux ans dans le camp nous expliquait ses violentes crises nocturnes qui l’entraînent à frapper et à détruire les portes et les fenêtres sans pouvoir se contrôler. Certains jeunes souffrent d’éjaculation spontanée, une affection rare en Occident, mais bien connue de la médecine chinoise qui l’attribue à des chocs émotionnels et des peurs répétées qui fragilisent la fonction urogénitale. Nous avons rencontré également beaucoup d’enfants non scolarisés avec des retards de croissance. Certains même silencieux et absents.

 

Comment se passaient vos consultations ?

D.M. Tous les matins, nous rentrions dans le camp qui est situé juste au bord de la mer donc très exposé aux variations climatiques à seulement quelques kilomètres de la capitale Mytilène. La 3 liste des patients à voir était préparée la veille et nous nous rendions sur leur lieu d’habitation. Précisons que les familles vivent en général soit dans des tentes fournies par le HCR, soit dans des petits bâtiments style Algeco. Les célibataires occupent d’immenses tentes divisées en dortoir de quatre lits et séparées par de minces cloisons en bois. La promiscuité y est importante, l’hygiène médiocre et on y notait une vraie tension que je pouvais comparer à celle du milieu carcéral. Lors de mon séjour, s’y trouvaient essentiellement des afghans, pachtouns et azéris, des syriens, des somaliens, des soudanais. Chaque ethnie vit regroupée mais il semble qu’il y ait peu de contact entre elles.

 

Comment communiquez-vous avec eux ?

D.M. En anglais, mais le plus souvent nous avons recours à des traducteurs arabes ou pachtounes qui font partie des leurs, ils gagnent ainsi quelques euros pour aller faire des courses au Lidl du coin, ils peuvent sortir du camp quand ils en ont besoin. La plupart des réfugiés ont une carte bleue et retirent de l’argent aux distributeurs hors du camp de manière à améliorer leur quotidien même si l’aide alimentaire est distribuée tous les jours. Cela pour dire que ce sont des personnes qui ne viennent pas du lumpenprolétariat mais qui disposent de quelques moyens financiers du fait même que le passage coûte cher, il y a quelques mois, il fallait débourser mille euros par personne pour aborder les côtes grecques, maintenant c’est environ cinq fois plus.

 

Quel est le rythme des arrivées actuellement ?

D.M. Très peu de migrants arrivent en ce moment, les garde-côtes turques et grecques repoussent les bateaux en mer, la surveillance se fait nuit et jour. Durant deux semaines je n’en ai pas vu débarquer, la jauge des 2000 réfugiés semble se maintenir dans le camp. Mais il y a des naissances tous les mois, et on voit parfois des choses étranges ; des femmes ayant fait le voyage ensemble accouchent au même moment, la question se pose de savoir si elles n’ont pas été violées pendant leur traversée. Mais personne n’en parle, il y a une énorme omerta sur ce qui s’est passé avant.

 

Comment vit ce camp au quotidien ?

D.M. Malheureusement, la vie y est rude et sans espoir, mais les gens ne se plaignent jamais et c’est ce qui est frappant. Le soir, dans le camp, lorsque tout est éclairé on croirait un village « normal », sauf que c’est une zone fantôme. Certains enfants vont dans des écoles grecques du coin quand c’est possible, les petites classes se font sur place, mais le nombre de place est limité car ils parlent tous des langues différentes, c’est une situation compliquée dont on a du mal à comprendre les tenants et les aboutissants.

 

Que va-t-il se passer maintenant ?

D.M. J’ai de bonnes nouvelles, Sandra Arbelaez, une acupunctrice anglaise va prendre le relais pendant un mois. Depuis notre retour, nos mécènes traditionnels nous ont confirmés leur soutien financier et d’autres acupuncteurs nous ont demandé de participer en prenant du temps sur leurs vacances. Le futur s’organise et nous programmons de prochaines missions. Selon nos informations, il commence à faire froid à Lesbos et la pluie rend difficile la vie sous les tentes, notre présence à leur côté est encore plus nécessaire. Nous sommes conscients que notre action est une goutte d’eau face à cet océan de détresse ; il y a aujourd’hui 80 millions de déplacés dans le monde soit 1% de l’humanité en errance. Nous essayons de toutes nos forces d’apporter soulagement physique et moral à ceux que nous rencontrons dans ces missions, mais la solution est bien sûr entre les mains d’autres hommes…

 

(Interview réalisé par Michèle Leloup)